René Astier

Le 3 juillet 1962,
Souma

Témoignage de E. Hepburn, beau-père du fils de René Astier.

Ce texte est la traduction du rapport ci-joint, rédigé par M. Hepburn, relatant les circonstances dans lesquelles il a été appelé à retrouver le frère de mon père, M. René Astier. Ce témoignage est révélateur du courage et de la détermination d’un homme, missionnaire de son état et occupant un poste au consulat général britannique à Alger, révélateur aussi de la carence des autorités françaises en place. La traduction se veut être la plus littérale possible. Pour une meilleure compréhension du texte, je précise qu’Alger est distante de Boufarik d’une quarantaine de kilomètres. Les noms des intervenants ont été effacés par respect pour eux, ne sachant s’ils sont décédés depuis. Seuls les noms de M. Hepburn, auteur du rapport, et celui de mon oncle, sont donnés dans leur intégralité.

Le 3 juillet 1962, mon gendre arriva en courant dans le jardin, très contrarié en disant : « Venez vite, vous devez faire quelque chose, le F.L.N. a enlevé mon père ». Je lui ai demandé « Avez-vous une voiture à votre disposition et nous irons sur le champ à Souma pour obtenir sa libération cet après-midi ? ». L’autre gendre, Monsieur M. répondit : « Ce serait de la folie d’aller à Souma, c’est trop dangereux ». Ce à quoi je lui ai répondu : « Quel que soit le danger nous devons nous efforcer de libérer M. Astier ». J’ai téléphoné au commandant C. à la gendarmerie pour demander s’il avait des nouvelles de l’enlèvement de M. Astier et il m’a répondu qu’ils étaient au courant de cette affaire, mais incapables de faire quoi que ce soit. Je lui ai répondu que j’arrivais sur le champ et que nous apprécierions qu’il obtienne, si possible, une libération immédiate. Il répliqua qu’il n’y avait aucune garantie, étant donné que les éléments rebelles étaient très, très actifs dans le district.

J’ai alors téléphoné au consul général, lui faisant part de cet incident et lui demandant l’autorisation d’emprunter la voiture consulaire pour me rendre à Souma, dans l’intention de faire libérer M. Astier.

Le consul accepta immédiatement ma requête et ajouta que le chauffeur, M. P., m’accompagnerait. Nous quittâmes Alger vers 14 heures, en nous arrêtant d’abord à la ferme située hors de Boufarik. Lorsque j’ai demandé au contremaître des nouvelles de M. Astier, il me répondit que celui-ci avait quitté la ferme vers 10 h 30 et qu’il ne savait pas où il se trouvait. Je lui ai signifié, si M. Astier revenait, de bien vouloir lui dire que je me rendais à la gendarmerie.

Ensuite, nous nous sommes rendus à la gendarmerie de Souma et, pendant que nous attendions le commandant, un policier est arrivé annonçant que trois de leurs gendarmes venaient d’être enlevés par les forces locales et que deux cent cinquante-huit civils, arabes et européens, avaient été conduits hors du district de Coléa le matin même. Lorsque le commandant arriva, j’ai réitéré mon souci quant à la libération immédiate de M. Astier. À la suite de quoi, il a téléphoné aux autorités militaires de Boufarik en prenant rendez-vous, de manière que je puisse les rencontrer dans la demi-heure qui suit. Nous nous sommes rendus immédiatement à Boufarik. Nous avons vu le colonel en fonction – le colonel C. – qui regretta son incapacité à nous aider ; toute autorité lui avait été retirée à compter du 1er juillet, et il ajouta que si j’avais un numéro de téléphone ou une adresse locale où il serait susceptible de me joindre d’ici une semaine à dix jours, il serait très heureux de le faire. Je lui ai répété que cela était impossible, étant donné que j’avais l’intention de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour obtenir la libération de M. Astier le jour même.

Il m’a conseillé de ne pas y donner suite, les rebelles étant très acharnés ; si nous le faisions, ce serait mettre nos vies en danger. Je lui ai répliqué que s’il ne s’agissait que de danger physique, on était prêt à y faire face. Il nous a indiqué très gentiment où se trouvait le quartier général de l’A.L.N. à Ferrouka, au pied de la montagne Chelfa.

Comme nous sortions du bureau du colonel, j’ai expliqué à M. P. (le chauffeur) le genre de voyage que nous risquions de faire, en insistant sur le danger que cela représentait et lui ai donné le choix : soit rester à Boufarik, soit m’accompagner. Comme tout soldat de Sa Majesté, il a accepté de m’accompagner sans hésiter.

En quittant Boufarik, juste après le passage à niveau, une Panhard blanche, dans laquelle plusieurs soldats de l’A.L.N. avaient pris place, nous doubla à grande vitesse. Deux kilomètres plus loin, cette même voiture très lourdement chargée avait des difficultés à dépasser un car sur cette même route.

Dès que chacun de nous eut doublé l’autobus, le véhicule ralentit, tout en roulant à 80 km/h. La porte avant droite était ouverte et un des passagers s’apprêtant à émerger du véhicule fut ramené dans l’auto par deux soldats.

Comme je me rapprochais de la voiture, le chauffeur se déplaça progressivement sur sa droite, cherchant de manière évidente à me serrer sur le côté de la route et à m’obliger à m’arrêter.

Réalisant ce qui se passait, j’ai immédiatement accéléré et continué ma route sur les huit à dix kilomètres suivants, jusqu’à ce que nous atteignîmes le poste de police de Souma ; j’ai attendu trois minutes, regardant si le véhicule nous suivait, mais ne voyant rien venir, nous avons poursuivi la route jusqu’à Ferrouka et au quartier général de l’A.L.N.

Nous avons rencontré quelques difficultés à trouver un chemin étroit continuant sur la gauche, où le quartier général se trouvait ; ayant manqué l’embranchement, j’ai été obligé de rebrousser chemin sur 800 mètres.

Dès que la voiture s’immobilisa, la Panhard blanche nous a de nouveau doublés, à vive allure, s’arrêtant à une vingtaine de mètres de nous. Quatre soldats en sortirent et cinq civils la garèrent sur le bas-côté ; deux militaires, de part et d’autre de la route, nous obligèrent à stopper.

Tandis que je m’approchais très lentement, ils nous ont sommés de sortir du véhicule les mains en l’air. J’arrêtai le véhicule à quelques mètres du leader évident de ce groupe, en lui disant que je me refusais à lever les mains pour qui que ce soit et encore moins de sortir de la voiture. Les mêmes ordres furent adressés à M. P. (le chauffeur). On nous a proféré, pendant une dizaine de minutes, toutes sortes de menaces.

Pendant ce temps, cinq autres voitures sont arrivées en nous encerclant, et alors commença une série de questions : « Pourquoi étiez-vous à la ferme ce matin ? Pourquoi y avez-vous menacé les quarante ouvriers ? Pourquoi avez-vous essayé de tuer deux enfants dans le village, en quittant la ferme ? Pourquoi vous êtes-vous arrêté à la base de la Légion étrangère à Boufarik » (cette remarque était une référence à notre visite au camp militaire, qui était assurément une unité de soldats français et non des légionnaires) ? J’ai refusé de répondre à toutes ces questions et j’ai dit être venu voir le chef F.L.N. à Ferrouka pour obtenir la libération immédiate de M. Astier. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles et m’ont répondu que jamais un Européen n’avait rencontré leur responsable de sa propre initiative. J’ai expliqué que M. Astier était le beau-père de ma fille et qu’il était essentiel pour moi qu’un sujet britannique puisse rencontrer leur chef et demander la libération de celui que je venais voir. Ils nous ont proposé de nous conduire à leur cache dans les montagnes, et ont insisté pour que deux soldats armés nous accompagnent dans la voiture officielle.

C’est la mitraillette pointée sur nos nuques, que M. P. et moi avons roulé pendant une quinzaine de kilomètres, sachant qu’au moindre faux mouvement de notre part nous risquions la mort. Quoi qu’il en soit, après être arrivé au quartier général de l’A.L.N., j’ai demandé à voir le chef du camp.

En attendant qu’on le trouve, j’ai discuté le plus cordialement possible avec les quatre gardes, tous solidement armés de pistolets, mitraillettes, couteaux et grenades. Je leur ai demandé si le beau-père de ma fille était là, ce à quoi ils m’ont répondu par l’affirmative. J’ai demandé s’il pouvait être relâché ce jour même, mais ils me répondirent que c’était peu vraisemblable. Sur ces entrefaites, leur chef arriva et s’appuya tranquillement sur l’aile de la voiture et commença à déchirer le drapeau britannique qui battait au vent. En le voyant faire, j’ai pour la première fois bondi de la voiture, lui demandant pourquoi il faisait cela. Il me demanda de quel drapeau il s’agissait ; c’est alors que je lui ai expliqué que nous étions du consulat britannique et venions demander la libération immédiate de M. Astier.

Lui aussi m’a accusé d’avoir menacé les ouvriers de la ferme et essayé de tuer quelqu’un au village. Ces deux accusations étaient sans fondement bien sûr et, pendant quelques instants, nous avons évoqué la nécessité de ne pas avoir d’incident diplomatique. Dix minutes ont suivi, le chef et deux soldats en armes se sont écartés et ont discuté en arabe.

Quelques instants plus tard, deux gardes sont revenus, annonçant qu’ils acceptaient de relâcher M. Astier le lendemain. J’ai refusé de remettre à « demain » et insisté pour qu’il soit relâché le jour même, avant 17 heures. Après des palabres, il fut convenu que le chef de l’A.L.N. conduirait M. Astier dans sa propre voiture, à Boufarik, à 17 h 30. Nous avons convenu d’un rendez-vous chez le pasteur T.

Nous sommes redescendus à Boufarik et, à notre grand soulagement et à notre joie, M. Astier est arrivé à 17 h 15. Il ne sut, bien sûr, rien de notre visite au quartier général de l’A.L.N. dans la montagne. Je ne voulais pas le troubler en lui mettant tout en lumière, tant il était déjà si affecté.

Il nous a expliqué que, vers 13 h 30, il avait été transféré dans une espèce de tour, puis à trois kilomètres de là dans une école gardée par quatre hommes. Vers 16 h 30, après notre visite au quartier général, le chef de l’A.L.N. est allé le voir en s’excusant, expliquant qu’il s’agissait d’une erreur et regrettant les désagréments causés.

Depuis cet événement, la ferme a été saisie par le syndicat local d’agriculture ; on a interdit à M. Astier de vendre le produit de sa ferme, d’utiliser les machines, camions, tracteurs, moissonneuses, voitures, chevaux…

Il a maintenant écrit au consul de France à Blida, lui demandant que les autorités françaises statuent clairement sur ce qu’était sa position relative à l’avenir de sa propriété, qui était dans la famille depuis cinq générations.

René Astier

Les témoignages :