Philippe Adam

Le 16 août 1962,
Sur la route d’Orléansville

Témoignage de son épouse Martine Adam-Daboussy

Telle était notre famille en aoû 1962 : Philippe Adam, enlevé le 16 août 1962 sur la route d’Orléansville à Oran, il avait 34 ans… Nos trois enfants : Caroline 14 ans, Jean-Louis 13 ans, Pascale 2 ans et moi, Martine Adam-Daboussy, j’avais 32 ans. Nous habitions Tiaret, petite ville située à 1.200 m d’altitude, sur les Hauts Plateaux du Sersou, au sud d’Orléansville et d’Oran, région céréalière et d’élevage, où mon mari avait été nommé directeur des Établissements Vinson (Peugeot Berliet) trois ans auparavant.

Vu l’insécurité ambiante, j’étais partie en France fin juin, avec mes trois enfants, chez ma sœur qui habitait Auxerre. Elle reçut à cette époque toute notre famille de rapatriés qui fuyait l’Algérie. Nous avions décidé avec mon mari de laisser nos deux aînés chez leurs grands-parents qui habitaient Paris, pour une année d’études. Je devais rentrer moi-même à Tiaret à la fin de l’été avec notre petite fille de deux ans. Au début du mois d’août, mon mari avait pu se libérer et nous rejoindre pour passer quelques jours de vacances avec nous.

Le 16 août donc, comme il devait rentrer pour payer la quinzaine du personnel, je l’accompagnais à l’aéroport pour prendre l’avion pour Alger, où il devait récupérer sa voiture pour se rendre à Tiaret en passant par Orléansville (où d’ailleurs il s’est arrêté pour voir le directeur de la concession Peugeot qui était l’un de nos amis). N’ayant pas de nouvelles le 16 au soir comme il en avait été question (il était très difficile à cette époque de joindre la France par téléphone), j’appelais son bureau le 17 au matin.

C’est alors que j’appris qu’il n’était pas arrivé et qu’il avait probablement été enlevé. À cet instant je me suis trouvée mal et, 42 ans après, j’ai l’impression de replonger dans ce même trou noir qui remonte, m’étreint et m’enserre la gorge. Le lendemain, je prenais l’avion pour Alger où m’attendait mon beau-frère, Jean Gardel, qui travaillait encore là-bas, et je logeais chez des amis pas encore partis et qui m’ont reçue avec beaucoup de gentillesse et de chaleur. Mon beau-frère a fait tout ce qu’il a pu pour m’aider dans les démarches D’abord avec les autorités, puis nous sommes allés, accompagnés par des militaires, dans la région d’Orléansville où je devais rencontrer le chef de la Willaya 4, responsable F.L.N. de la région et donc des enlèvements de Français, principalement pour voler leurs voitures… Je lui montrais alors une photo de mon mari. Niant bien sûr l’avoir vu ou savoir ce qu’il en était, il m’a dit : « Il était beau hein…, c’est dommage, il est sans doute parti avec une autre… ».

C’est avec beaucoup de colère et d’amertume que nous sommes rentrés à Alger… Quelques jours après, un petit avion militaire m’emmenait à Tiaret pour organiser un déménagement et récupérer quelques affaires. J’y ai rencontré nos voisins, ainsi que les employés du garage. Ce fut le vide complet, j’avais l’impression que personne ne voulait rien dire et dans ma tête aussi, c’était le vide. Et puis, ce fut le retour à Paris. Il a fallu que j’annonce l’horreur à mes deux aînés. Je pense que leur bonheur et surtout leur insouciance ont fini à cet instant et que jamais ils n’ont pu s’en remettre totalement.

Une vie triste a commencé, l’appartement triste, la famille triste, les amis tristes, les études difficiles. Des adolescents blessés, irrémédiablement marqués, une petite fille de deux ans réclamant sans cesse son papa et ne comprenant pas pourquoi il ne venait pas la câliner comme il en avait l’habitude. Et mes nuits qui étaient remplies de cauchemars. Je ne voulais pas en parler mais je savais ce que les fellaghas faisaient à leurs prisonniers et je faisais des bonds dans mon lit pour essayer d’échapper à ces visions.

Pendant très longtemps, nous avons quand même espéré un retour improbable. Et puis l’espoir est parti. Il fallait vivre… Un an après, le 4-septembre 1963, à la demande de mon beau-père, un rapport de l’Agence Centrale de Recherches du CICR, signé M. Hubert Bafia, nous rapportait que mon mari avait probablement été enlevé au barrage de Charon (à une vingtaine de kilomètres d’Orléansville) et son corps « jeté » dans les gorges de Malakoff. S’ils le savaient, pourquoi n’ont-ils pas cherché justement dans ces gorges où nombre d’autres corps devaient se trouver puisque je me suis laissé dire qu’au moins 800 enlèvements ont eu lieu cette semaine-là, au même endroit. Deux ans après, le 31 janvier 1964, le rapport officiel du secrétaire d’État, M. Jean de Broglie, me confirmait cette nouvelle… avec moins de brutalité !

L’autre jour, ma fille aînée m’a fait le reproche de ne pas lui avoir dit carrément que son père était mort. Elle n’est jamais arrivée à faire son deuil. Effectivement, surtout pour des enfants, cette attente interminable et incertaine et de ne pas voir le corps de leur père a quelque chose d’inconcevable. Quand je vois tout ce qui est fait maintenant lors d’un accident ou d’un attentat, pour soutenir les familles, ce que j’approuve complètement, je nous revois à l’époque, mes trois enfants et moi-même, essayant de comprendre ce qui nous arrivait, la famille éclatée aux quatre coins de la France et, d’ailleurs, essayant elle aussi de surnager, le froid de l’année 1962 finissant de nous démoraliser. En plus du mari ou du père, nous avions perdu nos racines. Oui, nous avons fini par nous en sortir, tant bien que mal, c’est vrai, mais avec combien de blessures qui jamais ne se fermeront.

Philippe Adam, 34 ans
Témoignage de sa fille Caroline.

Comment j’ai vécu cette disparition…

Une vie triste commença… Le mot est faible. Pour moi Caroline, c’était le néant, l’incompréhension totale, le chaos, le silence, l’absence, l’attente… Nous étions dans un nouveau pays où il faisait froid, les jours d’hiver étaient si courts, le soleil avait disparu. Tout notre environnement était nouveau, plus rien ne ressemblait à avant. Mon père avait « disparu »… Ma mère aussi… ! Elle n’était là qu’en apparence, mais tellement absente, tellement dans la souffrance, dans la détresse et dans l’obligation d’assumer le quotidien. J’étais orpheline et personne ne me le disait. J’avais 14 ans et la vie s’est arrêtée dans ma tête, dans mon corps. Une adolescence sans père et sans repères a commencé, une adolescence comme je ne la souhaite à personne, c’était le vide, la solitude, l’attente et encore l’attente – pendant vingt ans ; dans mes rêves, il revenait et je lui en voulais de m’avoir abandonnée. On ne nous disait rien, personne ne savait rien, on faisait semblant de rien devant nous. On ne nous parlait pas de papa pour nous épargner, qu’aurait-on pu nous dire d’ailleurs… ? Tout le monde espérait. Mais derrière ces apparences plus ou moins légères, ma sensibilité entendait les non-dits, percevait le poids du silence, sentait la tristesse de ma mère et m’installait dans ce mal-être qui est souvent mien. Incompréhension, injustice, besoin de savoir, d’entendre le mot « mort » qu’on ne m’a jamais prononcé. Comment faire mon deuil dans cette absence de certitude. Mort enfouie dans le silence, dans la non-reconnaissance. Le déni de sa mort s’est transformé en déni de moi-même.

Puis le temps a passé, la vie a repris le dessus et quarante-deux ans après, je vois à quel point il m’a manqué ce père, il nous a manqué cruellement à mon frère et à moi, à ces deux adolescents dont la vie a été disloquée le 16 août 1962.