Paul Albert Viguier

Le 18 juin 1962, 
Sur la route d’Affreville


Témoignage de sa fille Monique Viguier-Cocordan.

Mon père, né le 20 février 1908 à Oued-el-Alleug en Algérie, de Paul, Isidore Viguier et d’Augustine Taillole son épouse, était aux moments des faits, expert-comptable au 10 rue Meissonnier à Alger. Marié à Yvette Machefert, ma mère, infirmière civile des hôpitaux militaires qui avait, cette année-là, demandé sa retraite anticipée ; il était père de quatre enfants âgés alors de 12 à 21 ans. Ce lundi 18 juin 1962, mon père est parti travailler à l’extérieur d’Alger, visiter des clients dans des villages, afin de récupérer l’argent que certains clients lui devaient, avant que ceux-ci ne partent en France.

Ce jour-là, il a déjeuné à midi chez des cousins : Émile Maire, garagiste à Marengo et Jeannette, son épouse. Au retour, il a pris la route d’Affreville, sur laquelle un ami d’enfance l’a croisé en voiture, ils se sont fait bonjour. Puis plus rien… Nous avons attendu ma mère et moi ce soir-là en vain ; nous avions, après quelques appels téléphoniques pour retracer sa journée, compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Le lendemain, ma mère a fait passer un avis dans le journal. Il n’était pas le seul à avoir disparu ce jour-là. Comme presque tous les jours, la colonne des photos de disparus s’étalait sur le journal. Nous avons attendu, essayant de faire intervenir les autorités : les militaires ont répondu alors à ma mère qu’ils n’avaient ordre que de regarder de chaque côté de la route, dans les fossés. 

Des cousins ont signalé à ma mère que mon père leur avait raconté avoir été arrêté deux fois sur la route, lorsqu’il allait voir des clients, par des hommes du F.L.N. armés qui, par chance, l’ont chaque fois laissé passer parce que l’un d’entre eux l’avait reconnu comme le « fils Viguier », mon père et ses parents étant natifs du coin, mon oncle Edmond Viguier était commerçant à Koléa. Il n’en avait pas fait part à ma mère pour ne pas l’inquiéter. 

Nous sommes partis d’Alger le 9 août 1962, par avion, emportant le maximum d’affaires personnelles, afin de rejoindre mes frères et ma sœur envoyés en France par mes parents quelques mois avant. 

Ma mère nous a mises en pension, ma sœur et moi, à Vic-en-Bigorre, dans les Pyrénées et installé mes frères à Bordeaux (un en faculté, l’autre dans un foyer de jeunes travailleurs). Elle est revenue à Alger dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements sur mon père ; puis elle a déménagé nos meubles pour la France et est rentrée en novembre 1962. 

Nous avons, en janvier, changé d’établissement scolaire pour suivre ma mère qui a obtenu un poste d’infirmière au lycée de Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées. Puis, en septembre 1963 pour Bordeaux où elle a eu un poste d’infirmière à l’université. 

La famille s’est ainsi rapprochée. 

Ma mère a fait partie de la première association des familles des disparus. Elle a rencontré aussi des représentants de la Croix-Rouge internationale. Mon père a été inscrit dans le livre du capitaine Leclair sur les disparus. En 1964, une lettre du ministère des Affaires étrangères nous a annoncé sa mort, mais c’était une lettre qui permettait de régler le problème juridique. Nous étions alors déclarés orphelins, du moins pour les mineurs. Ma sœur et moi avons été pupilles de la Nation et ma mère a pu, dès lors, être considérée comme veuve de guerre et percevoir une pension. 

Voilà 42 ans que cet événement absolument décisif pour notre famille s’est passé. Nous avons fait chacun notre chemin, avons à notre tour fondé une famille autour de notre mère encore en vie à ce jour. Mon père est resté présent dans nos souvenirs et dans une descendance qui, à ce jour, a donné 12 petits-enfants et 18 arrière-petits-enfants. Psychologiquement très affectés, nous sommes restés profondément marqués, chacun différemment, par cette page de notre histoire. Mais le deuil, sans les rites qu’il suppose, n’a pas pu pour certains d’entre nous, être fait. 

J’ai pour ma part, un 18 juin, enterré des objets qui lui appartenaient, déposé une gerbe et posé une plaque dans mon jardin, marquant ainsi symboliquement son nom, et les dates et lieux de sa naissance et de sa mort présumée.

Paul Viguier, 54 ans