Louis Gex, Solange Gex, née Varnier

Le 20 juillet 1962,
A la ferme de Béni-Amran

Témoignage de leur fille Pierrette GEX.

1 – Les faits
La ferme de mes parents était située à Aïn-Sara, près de Béni-Amran, dans le département d’Alger, à l’entrée des gorges de Palestro. Le 20 juillet 1962, c’est à Paris, chez notre soeur, qui nous hébergeait mon frère et moi, que l’on nous apprend l’enlèvement de nos parents. Nous avions 17 et 18 ans, et nous n’eûmes que peu de détails. Au cours des mois qui passeront, l’angoisse s’installe de plus en plus fort. Seul fait notoire : l’armée française, le 29 août 1962, sur la base d’une information certainement fausse pour brouiller les pistes, apprend que mes parents étaient détenus par le F.L.N. dans une ferme abandonnée par des Français. Après bien des lenteurs et des hésitations, elle fut autorisée à sortir de son cantonnement pour se rendre dans la ferme, (la ferme Guillemenot), où elle ne découvrit que la présence de quelques éléments armés du F.L.N. plus aucune recherche ne fut faite et ce n’est qu’en novembre que l’état-civil déclara officiellement leur mort. En 1998, à la suite d’une psychothérapie entamée lors d’une dépression nerveuse, j’ai souhaité retrouver les gens qui avaient vécu avec nous à la ferme : harkis, ouvriers membres du G.A.D., et des amis, tous acteurs de notre passé. Tous ceux que ma soeur, mon frère et moi avons été amenés à rencontrer étaient avides de parler. C’est ainsi que, sans rien demander, dans une démarche qui se voulait seulement affective, j’ai appris toute la réalité des faits et pu en rétablir la reconstitution chronologique. La gendarmerie et l’armée ont su très vite ce qui se passait et ne sont pas intervenus. C’est la raison de mon dépôt de plainte contre X avec constitution de partie civile, en date du 13 mars 2002 au Palais de justice de Paris, avec celles de dix autres familles, par l’intermédiaire de notre avocat Me Altit.

2 – La chronologie.

Vers le 23 avril 1962, le peu d’armée présente quittait la ferme pour aller prendre position à un kilomètre plus loin, à l’entrée d’un pont sur l’oued Isser. Le 4 mai 1962, appliquant un décret de M. Farès ordonnant de désarmer les civils français, des gendarmes viennent récupérer trois fusils de chasse appartenant à mon père et malgré son intervention auprès du sous-préfet de Palestro, il est obligé de s’exécuter quelques jours après.

Vers le 15 juin 1962, des camions GMC se rendent à la ferme et aux alentours, malgré l’interdiction qui leur en était faite, sur l’initiative de certains officiers pour évacuer les harkis et leurs familles, les membres du G.A.D. et les civils qui le désiraient. « Tous ces hommes, femmes et enfants seront cantonnés dans divers camps militaires, notamment à Béni-Amran, avant d’être embarqués vers la France, le plus souvent grâce à la Marine nationale ».

Le 17 juin 1962 mon frère et moi quittons l’Algérie. Le 20 juin, mon père part momentanément d’Algérie pour Paris et essayer de trouver du travail dans le sud-ouest. Ma mère et ma tante se replient à Ménerville, à un quart d’heure de notre ferme en voiture, dans la maison de mes grands-parents maternels partis se réfugier en métropole. Pendant l’absence de mon père, elles se rendent dans la journée à notre ferme. Elles rencontrent l’autorité algérienne de Béni-Amran, Si Mouloud, qu’elles informent de la dégradation de certains bâtiments, d’anciennes habitations de harkis, du pillage de l’épicerie… Celui-ci se déplace pour effectuer les constats et donner quelques explications. Elles circuleront ainsi sans être inquiétées. Dès le début du mois de juillet, il n’y a pratiquement aucune présence militaire, si ce n’est celle cantonnée à Béni-Amran. Le 10 juillet 1962, mon père rentre précipitamment de Paris suite à un télégramme lui demandant de revenir d’urgence, car ma mère faisait l’objet de pressions de la part des autorités algériennes. À son retour il perd tout espoir de cohabitation avec le nouveau pouvoir en place-: sa récolte de blé, après avoir été ensachée, lui est enlevée par l’A.L.N. Il décide alors de partir. Le 18 juillet vers 16 heures, un couple de ses amis dont le mari est gendarme, revenant d’Alger, regagne leur domicile à Béni-Amran. Une voiture de fellaghas les a suivis toute la journée ; elle change de direction, bifurque avant d’arriver à Béni-Amran et se dirige vers la ferme de mes parents à 3 kilomètres de là. Arrivés à destination ils apprennent par le chef de la gendarmerie que « M. Gex a téléphoné pour leur demander de venir d’urgence, qu’il était en danger, qu’il lui était interdit de sortir ». Son épouse se met à pleurer et lui demande de ne pas y aller car elle est persuadée qu’ils vont les enlever tous les deux. Dans le camp militaire français de Béni-Amran, où des moghaznis de la SAS et des harkis s’étaient réfugiés depuis quelques jours, on entend des rafales de tirs d’armes automatiques provenant de la ferme Gex, seule habitation encore occupée par des Français, située à 3 kilomètres à vol d’oiseau. Les militaires braquent leurs canons en direction de la ferme, prêts à tirer. D’après un témoin, l’autorisation de tirer leur est refusée par leur hiérarchie qui leur conseille de ne pas sortir pour intervenir, si ce n’est à leur risque et péril. À la ferme, où mes parents ont pris l’habitude de s’enfermer dès la fin de l’après-midi, ceux qui veulent s’introduire dans la maison vont chercher un ouvrier de la ferme, fidèle de mon père, pour le mettre en confiance. Pour être sûrs de se faire obéir, ils prennent en otage sa famille. Méfiant, mon père n’ouvre pas. Puis il comprend ce qui se passe et entame un dialogue avec eux pour gagner du temps et demande que la vie de sa femme soit épargnée. Devant leur refus il conseille à ma mère de s’enfuir. Des coups de feux éclatent. Mon père se défend avec un pistolet-mitrailleur que l’officier SAS lui a laissé. Il appelle son ouvrier au secours. Ce témoin précise que « les fells n’ont pas pu l’égorger parce qu’il s’était défendu en tirant, mais c’est ce qu’ils voulaient faire ». « Ma mère tente de s’enfuir mais elle est rattrapée et ils lui tirent dans le dos. Ils obligent l’ouvrier pris en otage à sortir le tracteur, à creuser un trou pour enterrer les corps… ». Ceux qui participent à l’assassinat sont nombreux. Leur forfait accompli « deux voitures, s’en iront dans des directions opposées, dans la montagne ». Deux témoins précisent les noms des principaux acteurs : « un marocain et trois autres. Puis ils ont pris les maisons. Le marocain a pris le commandement de la ferme et a fait travailler les ouvriers. Deux d’entre eux sont morts mais leurs familles habitent toujours les lieux. On avait dit à ton père et au capitaine que ce type était au F.L.N., mais ils ne nous ont pas crus ». Le 19 juillet 1962 au matin, la sœur de mon père, Marguerite Gex, revient d’Alger avec deux places de bateau pour mes parents, sur un cargo, plus la camionnette Renault chargée de bagages sommaires… C’est elle qui constate les faits. Elle découvre la chienne de mon père, un berger allemand, gisant blessée par balle, un autre petit chien a été épargné. Le sac de ma mère a été fouillé, le journal que lisait mon père est encore sur la table. Le frigidaire a été vidé. La camionnette a disparu… le seul homme présent dans la cour de la ferme ne dit pas un mot. Elle va à la gendarmerie pour y déclarer les faits. Ce n’est que le lendemain qu’elle y retournera, accompagnée par l’armée, pour récupérer quelques effets. Elle constate que la maison a été pillée. Elle rejoint alors sa sœur domiciliée à Alger. Pendant plusieurs mois, elle tente vainement diverses démarches auprès des autorités algériennes et françaises pour savoir ce qu’avaient pu devenir mes parents dont on n’avait retrouvé aucune trace. La seule information explicite donnée par l’autorité F.L.N. locale fut que cette affaire était due à des éléments incontrôlés. Elle quittera définitivement l’Algérie en septembre 1962, suivie par sa sœur en décembre de la même année.

Louis Gex avait 53 ans et Solange avait 50 ans.

Louis Gex, Solange Gex, née Varnier

Les témoignages :