Joseph Pinto

Le 5 juillet 1962, 
Oran

Témoignage de sa fille Viviane Ezagouri, née Pinto.

Oran, 5 juillet 1962, vers 10 h 30, alors qu’une foule considérable descend de la ville arabe vers le centre-ville, je pars en voiture avec mon fiancé qui a rendez-vous à Gambetta avec un de ses fournisseurs. Ayant parcouru 300 mètres, nous arrivons au boulevard Clémenceau et là, nous sommes face à une marée humaine qui converge vers la Place de la Bastille. À cet instant, prenant conscience du danger que représente une foule chauffée à blanc par les youyous, nous décidons de rebrousser chemin. Difficilement, nous arrivons à la place d’Armes et nous nous engageons dans la rue de la Révolution, pour rejoindre notre domicile. À ce moment précis, des mouvements de foule et des tirs ont lieu. Nous sommes arrêtés à un barrage par trois personnes en civil qui inspectent notre véhicule avec beaucoup de correction. Face à nous, sur le trottoir d’en face, des femmes et des hommes armés demandent au chef de contrôle, en arabe, de nous laisser entre leurs mains. Face à nous, dans la rue Séguier, un homme est à terre, lynché par les gens qui veulent nous faire subir le même sort. Le chef du contrôle, nous demande de rejoindre une caserne qui se trouve rue du Camp Saint-Philippe, 300 mètres plus haut. Je ne tiens pas à y aller. Mon fiancé demande avec insistance au chef de nous accompagner à notre domicile, n’étant plus très loin. Il prétexte sa responsabilité et avec réticence finit par accepter. Il monte dans notre véhicule et après plusieurs arrêts, nous étions obligés de descendre du véhicule pour d’autres contrôles, en pleine fusillade. Nous parvenons à notre domicile sains et saufs. Un peu avant notre sortie le matin, mon père est descendu dans la rue sans nous dire ses intentions. Il n’est jamais revenu. Nous sommes restés cloîtrés dans notre appartement. Par les fenêtres, nous avons aperçu des gens qui revenaient de la plage et qui étaient emmenés en camions. Après 48 heures terrés dans l’appartement, des camions de la gendarmerie française sont passés dans les rues, nous demandant avec des haut-parleurs, de sortir de chez nous, qu’il n’y avait plus de danger. Nous sommes donc sortis, et notre préoccupation a été de rechercher notre père. J’étais accompagnée de mon frère Wilfrid, qui était à Alger où il terminait son service militaire, et avait rejoint Oran. Nous sommes allés dans les bureaux militaires qui se trouvaient en face de chez nous. Les militaires nous ont dit qu’ils attendaient des ordres de Paris pour intervenir. Ces ordres ne sont jamais arrivés. Nous sommes allés à la gendarmerie, nous n’avons pu avoir aucun renseignement. Seul, un gendarme a accepté de venir le soir à la maison avec des photos d’hommes, de femmes, de jeunes qui avaient été massacrés par la foule. Nous n’avons pas reconnu mon père dans ces photos. Nous avons essayé ensuite d’entrer dans l’hôpital d’Oran. Les grilles étaient fermées. Les militaires de l’A.L.N. empêchaient les gens d’entrer. Il y avait des journalistes qui criaient au scandale, rien n’y fit. On ne pouvait pas y entrer. D’après un journaliste américain, beaucoup de personnes étaient parquées au Palais des Sports. Impossible de s’approcher de ce lieu. Nous avons été reçus à la préfecture et là aussi aucune information, aucun espoir d’avoir des renseignements. Dans les jours qui ont suivi, nous avons rencontré des gens qui n’avaient pas de nouvelles de leurs proches, des pères, des fils, enfants qui avaient disparu. Nous avons espéré pendant un mois, avoir des nouvelles par la préfecture ou les autorités. Rien n’est venu nous donner un quelconque espoir. En désespoir de cause et le cœur déchiré, nous sommes rentrés en France où une autre vie nous attendait. Pendant plus de dix ans, pas une seule nuit je n’ai cessé de penser à cette journée du 5 juillet 1962 où nous avons failli mourir avec mon fiancé dans des circonstances atroces, d’après les témoignages que nous avons eu par des Algériens oranais qui vivent en France et qui connaissent bien ce massacre. Ces disparus ont été égorgés, brûlés et jetés dans le Petit lac qui se trouve près de La Sénia (aéroport d’Oran). 

Nous étions traumatisés par ce que nous avons vu et entendu ce jour-là. Nous n’avons eu aucun soutien psychologique. Nous sommes restés seuls avec le poids de cette horreur en nous. Personne ne savait ce qui s’était passé ce jour-là et pourtant au moins 5 000 personnes avaient été massacrées. Nous étions les témoins d’un massacre et notre impression, c’était que personne ne devait savoir ce qui s’était passé ce jour-là. Il y avait un black-out total sur ces évènements ; sans doute la honte d’avoir laissé des Français sans défense, à la merci d’une horde de fanatiques déchaînés. Un des employés de mon fiancé qui habitait la ville arabe m’a affirmé avoir vu des jeunes gens jouer au ballon avec une tête humaine. Il a fallu 40 ans pour, qu’enfin, on parle à la télévision de cette journée, la plus tragique de la guerre d’Algérie. Depuis 40 ans, le 5 juillet, nous nous réunissons avec les associations pieds-noires pour commémorer le souvenir de cette journée qui m’a marquée à vie et pendant que je retrace ces évènements, j’ai cette vision qui me revient sans cesse. Les pouvoirs publics ont toujours affiché une indifférence totale. Il est temps que les responsabilités soient établies et que la vérité soit faite.

Joseph Pinto avait 58 ans. 

Joseph Pinto

Les témoignages :