Henri Cifre

Le 7 mai 1962,
Aux abattoirs municipaux d’Alger

Témoignage de sa fille Ginette Cifre.

Je viens de prendre connaissance de votre projet consacré à la mémoire de nos disparus. J’adhère à votre action et vous apporte mon témoignage sur l’enlèvement de mon père. Je vous transmets le récit du drame, l’attestation établie le 10 mai par le commissariat de police d’Hussein-Dey et le certificat de disparition rédigé par le consulat général de France à Alger le 11 janvier 1963. J’avais 12 ans.

Ce 7 mai 1962, vers 13 h 30, je quitte mon domicile pour me rendre au collège. Il fait beau. Je descends les quelques marches extérieures. J’entends les cris d’un homme, je regarde vers ma droite : c’est mon père. Il est de service en qualité de gardien municipal aux abattoirs de la ville d’Alger. Deux hommes le tirent. L’un d’eux lui assène des coups de crosse de revolver sur la tête. Il essaie de se protéger, il se débat. Un autre maintient à distance les quelques témoins arabes avec une mitraillette. En même temps, une 403 noire, toutes portières ouvertes fait demi-tour. La porte avant droite, située de mon côté heurte le trottoir. Cette horrible vision n’a duré que quelques secondes. Je retourne à la maison en hurlant : « On enlève papa ». Avec ma sœur, nous nous accrochons à notre mère, pour l’empêcher de sortir et de se faire tuer. Mais elle arrive à se dégager. Tout est fini. Mon père a été enlevé. La rue est déserte. Seuls sur le trottoir, le képi et la chaise renversée sur laquelle mon père était assis attestent du drame, ainsi qu’un éclat dans la bordure du trottoir. Mon père connaissait au moins un des quatre Arabes. En effet, le grand portail des abattoirs était fermé. Il avait sans doute permis, de loin, à l’un des occupants du véhicule de l’ouvrir. Plus jamais, je n’ai eu de ses nouvelles.

Des recherches ont eu lieu. Ma mère a vu des charniers avec des corps meurtris, torturés. Vêtue d’une tenue traditionnelle orientale, elle fut conduite dans un camp, sans résultat. À la maison, durant de nombreuses années, une veilleuse éclairait sa photo. Nous ne parlions que très rarement de notre drame. J’ai toujours entendu ma mère dire que les plus grandes douleurs sont muettes. J’ai grandi avec ma souffrance en silence. Depuis quelques années, j’essaie d’évoquer cet événement, ma douleur est si profonde.

Papa, tu aurais eu quarante ans le lendemain de ton enlèvement.

Les cris de nos chers disparus doivent enfin être entendus.

Henri Cifre, 41 ans