Claude Torrès

Le 3 mai 1962,
Alger


Témoignage de son cousin, L.D.

Morts pour la France… 

Le 3 mai 1962 était un jeudi. Ce jour-là, le sergent Claude Torrès et l’adjudant-chef Francis Gagnaire (21e régiment de Tirailleurs), rentrent à Alger. Ils viennent de décrocher une permission de 36 heures et sont en tenue civile. Dans la soirée, un taxi les dépose devant le Monoprix de Belcourt, à proximité du domicile de Claude, rue Martin-Séror. À cet endroit, la population musulmane prédomine en raison du quartier arabe tout proche : La Guiba. Les deux militaires arrivent au mauvais moment et au mauvais endroit ; des éléments du F.L.N. ou de l’ALN sont présents sur la petite place du Monoprix. Mouvement de foule, bagarre, contrôles ou menaces… ? Les deux hommes sont enlevés sous les yeux éberlués des habitants du quartier qui, impuissants, observent la scène depuis leur fenêtre. Claude Torrès et Francis Gagnaire disparaissent à jamais. Ils ne donneront plus aucun signe de vie. Commence alors pour les familles un long chemin de croix qui va de l’espérance au désespoir et de l’illusion à la défiance, en passant par toutes les étapes intermédiaires, en particulier celles qui redonnent au supplicié le peu d’oxygène nécessaire à la survie, pour pouvoir l’instant d’après, lui enfoncer à nouveau la tête sous l’eau… Plus de quarante ans après, le dossier que l’on m’a confié et les photos qu’il contient m’aident à retrouver, enfoui dans ma mémoire le visage de ce lointain cousin, Claude Torrès et à reconstituer ainsi une partie du puzzle de cette tragédie devenue fréquente dans l’Algérie meurtrie des années soixante. Lorsque Claude disparaît, ses parents sont déjà en France. Dès que sa mère apprend la nouvelle, elle repart pour Alger. À force de démarches, elle parvient à entrer en contact avec un responsable du F.L.N. qui lui déclare : « Oui, votre fils est vivant, mais il a subi des sévices… ». Il n’y aura pas d’autres rendez-vous et l’interlocuteur ne se manifestera plus jamais. Cheveux devenus blancs, yeux clairs mais regard éteint, visage d’où le sourire ne parvient pas à s’échapper. En observant son portrait sur une photo d’identité, j’essaie d’imaginer le supplice de cette mère dont on a ainsi desserré un moment seulement « l’étau de la douleur ». Combien de nuits passées les yeux grands ouverts, face aux ténèbres, peut-être pour espérer au moins qu’il soit mort sans souffrance ou à se demander dans quelle fosse commune son corps a été jeté… Le dossier foisonne de courriers : lettres manuscrites échangées par les proches, courriers officiels du ministère des Armées ou encore de la présidence de la République. Les formules familières, naïves, bon enfant, qui se veulent réconfortantes, alternent avec la sécheresse administrative : « Mort pour la France », mais mort sans dépouille et sans cercueil… Citation et médaille à titre posthume pour un corps absent interdisant tout deuil définitif. Les années tombent une à une, mais l’attente reste suspendue à un dénouement qui ne viendra jamais que dans les rêves : le retour du fils, du frère ou de sa dépouille… Que peut-on dire de plus de cet espoir qui va toujours s’amenuisant sans jamais s’éteindre tout à fait… ? Étrange prémonition, le 16 août 1959, Claude Torrès écrivait à ses parents depuis son cantonnement : « Douze jours sans nouvelles, cela commence à compter et je crois que vous m’avez oublié… ». Oublié, il ne le sera jamais : plus de 40 ans après, la sœur ouvre une armoire et en sort une valise dans laquelle attend là, précautionneusement pliée, la tenue de militaire de son frère, disparu en Algérie à l’âge de 23 ans.