Le 17 mai 1962,
À La Bouzaréah
À La Bouzaréah
Témoignage de sa fille Andrée Zahm, née Renoult.
Ayant appris l’existence du Cercle algérianiste et de l’appel de témoignages concernant les disparitions à la fin de la guerre d’Algérie, je vous prie de bien vouloir prendre connaissance de mon témoignage. En effet, mon père, M. Albert Renoult a disparu le 17 mai 1962 sans qu’aucune démarche n’ait pu nous apporter aucune nouvelle. Bien que la rédaction de ces pages m’ait été extrêmement difficile, je suis heureuse que ce problème inconnu de beaucoup soit enfin dévoilé et je vous remercie beaucoup de votre action.
Albert Renoult, né le 7 novembre 1905 à Paris. Résidant en Algérie depuis son service militaire. Marié à Mlle Jeanne Eldin et père d’une fille. Profession : cadre supérieur à la Stelline Total, chargé du matériel roulant, demeurant Le Paradou, Hydra, Alger. M. Renoult faisait activement partie de l’Église protestante d’Alger en tant que conseiller presbytéral, président du Diaconat protestant, président de l’Œuvre des prisons, association faisant œuvre d’aide aux personnes sortant de prison, président de l’Association des propriétaires du Paradou, lotissement situé à Hydra. M. Renoult ayant lui-même été présent rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, a activement participé à recueillir et publier un petit livre blanc concernant la fusillade qui a éclaté ce jour-là. Le 17 mai vers 9 heures, M. Renoult a quitté son bureau de la Total, rue Michelet dans le centre d’Alger, pour se rendre au foyer de l’Œuvre des prisons situé à la Bouzaréah pour régler à la veuve du responsable de ce foyer, décédé récemment, les émoluments de son mari (la somme de 300 F). M. Renoult a donc traversé le quartier d’El-Biar sur les hauteurs d’Alger, en début de matinée alors qu’un contrôle était réalisé par l’armée française, contrôle qui a été suivi, semble-t-il, d’un petit nombre d’arrestations.
Démarches entreprises par Mme Renoult Jeanne et Mme Renoult-Zahm Andrée : dès 12 h 30, alors que mon père n’était pas rentré à notre domicile, l’inquiétude croissant, ma mère et moi nous avons entrepris les démarches suivantes :
1 – Appel dès 14 heures au bureau de la Société Total pour connaître l’emploi du temps de M. Renoult dans la matinée et apprenant que M. Renoult n’était pas revenu au bureau, nous avons décidé d’aller voir sur place. Aller-retour à la Bouzaréah au centre d’accueil en voiture Dyna Panhard, à courte distance, la rue dont je n’ai plus le nom, était barrée par des herses barbelées laissant filtrer les voitures une à une sous la surveillance passive des deux cars bleus grillagés à l’enseigne des gendarmes ou des gardes mobiles (je n’ai pas noté) et remplis d’hommes ne bougeant pas à notre passage. Dès le passage des herses, notre voiture a été prise en chasse par une voiture très usagée contenant deux ou trois hommes d’allure inquiétante, voiture qui avait peut-être arrêté mon père quelques heures auparavant. Ma mère m’intimant l’ordre de retourner, je réussis à faire demi-tour alors que nous étions encore en vue des deux camions cités plus haut. Nous avons repassé les herses sans être arrêtées, ni sans nous arrêter pour relater les faits.
2 -Visite le soir même aux services de l’armée française à El-Biar pour faire la première déposition concernant la disparition de M. Renoult. Au cours de l’entretien, nous avons appris qu’il y avait eu des contrôles et perquisitions à El-Biar dans la matinée avec arrestation d’Européens, mais que la liste ne pourrait être connue que 48 heures après. Pourquoi ? Bien sûr l’espoir de retrouver mon père sur ces listes était grand ! Espoir maintenu par un coup de téléphoneanonyme arrivé à l’Église protestante d’Alger disant « M. Renoult va bien ».
3 -Des démarches dont j’ignore la nature ont été entamées par Stelline Total, l’Église Réformée, la Société S-N Repal (où je travaillais), en la personne de M. Maigrot, chef du service du personnel.
4 -Deux charniers ayant été découverts aux environs d’Alger et certains corps ayant été ramenés à l’hôpital de Mustapha, mon oncle, le Dr Eldin, alors en retraite, a visité ces corps et nous a affirmé que mon père n’en faisait pas partie.
5 -Ma mère et moi-même nous avons constitué des fiches de disparition que nous avons fait parvenir fin mai ou début juin à différents organismes : la Croix-Rouge Française locale ; la Croix-Rouge Internationale ; au Rocher Noir, siège du gouvernement provisoire. La fiche de disparition que j’ai moi-même apportée a ainsi été déposée dans un tiroir vide, dans un bureau vide.
6 -Durant le courant du mois de juin j’ai reçu à notre domicile au Paradou à Alger un coup de téléphone anonyme déclarant : « M. Renoult est peut-être vivant, il est dans un camp de prisonniers dans le sud d’Alger, il ne peut-être libéré mais vous pouvez venir le voir ». Cet appel était sans doute provoqué par mes affirmations : « La maison du Paradou sera pour celui qui nous fera retrouver M. Renoult ». Cet appel a eu surtout pour conséquence notre départ d’Alger mi-juillet, ma mère ayant peur que je ne me livre à quelque excentricité.
7 – Après mon arrivée à Paris, nous avons eu, mon mari et moi, il me semble au cours du premier trimestre 1963, un entretien avec Jean-Louis de Broglie qui nous a assuré en tant que ministre du Gouvernement français, que celui-ci s’efforçait de faire toute la lumière sur ce douloureux problème des disparus.
Tout ceci ne nous a apporté aucun apaisement quant au sort de mon père si ce n’est le jugement déclaratif de décès qui a permis à ma mère de régler juridiquement la succession de mon père.